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Maj le 13/10/2022

Colloque de Bordeaux : 23, 24, 25 octobre 1992

Le récit_d'enfance.jpg      


Chercher sa place en emportant son enfance








Mes livres, fréquemment, m'amènent comme beaucoup d'auteurs, à rencontrer des enfants. J'aime ces rencontres. Derrière chaque enfant se cache une enfance. Particulière et invisible. Dissimulée par la classe, le groupe, les rapports sociaux.


Il arrive parfois que le climat de la rencontre réchauffe ces enfances, les encourage à se découvrir. Alors, les questions des élèves qui interrogent, brièvement, se changent en réflexions d'individus qui pensent. Alors, les questionnaires préparés qui ont servi à faciliter la métamorphose disparaissent dans les cartables ou s'endorment sur les tables.


Quelque soit la qualité de notre conversation, je sais que de toute façon, à un moment ou à un autre, un enfant lèvera le doigt et, avec un parfait détachement, me demandera:


- Pourquoi écrivez-vous ?


Et aussitôt, parce que je ferai la moue, un autre, comme on offre une seconde chance, ajoutera :


- Pourquoi écrivez-vous pour les enfants ?


Je répondrai :


- J'écris parce que...


Je laisserai un silence. Je regarderai les enfants dans les yeux, comme on cherche un appui pour se hisser et je reprendrai :


- J'écris parce que j'aime écrire !


- Menteur ! répondra au fond de moi, une voix amie.


J'éluderai et je continuerai.


- J'écris des livres pour les enfants parce que j'aime...


Un énorme éclat de rire fera trébucher ma phrase et m'obligera à rire à mon tour. L'ami veille toujours. Je l'entendrai murmurer :


- Menteur et paresseux !


Je regarderai les enfants pour la seconde fois dans les yeux. Je les verrai attendre. Je verrai dans cette attente leur certitude que je sais répondre. Je soupirerai et je dirai :


- En réalité, je n'aime pas vraiment écrire. Cela m'est difficile et je préfère ce qui est facile. Je ne sais pas toujours ce que je veux écrire au juste et je dois souvent recommencer  pour essayer de le découvrir. Et puis, j'aimerais travailler d'un coup, sans respirer, pour me débarrasser de la difficulté et l'écriture me dit sans cesse : " Patience, patience ! " J'aime réussir,  j'aime avoir raison, je suis mauvais perdant, l'échec me fait souffrir et chaque page m'oblige à me tromper, à me corriger, à me tromper, à me corriger... Malgré cela, je ne peux m'empêcher d'avoir envie d'écrire.


Alors, je m'assois devant mes feuilles. J'essaie d'oublier la rue sur le devant de ma maison et le jardin, sur l'arrière, les merles et les pigeons. J'essaie d'oublier comme on se cache sous les couvertures, comme on se plaque les mains sur les oreilles. Je me protège des pensées de l'extérieur. Je m'installe en dedans.


Ici, je suis chez moi. Dans le tabernacle. J'y entre avec appréhension. Je n'y trouve ni la paix, ni le silence. C'est un lieu de vacarme et de hurlements, d'ordres et de contre-ordres, d'hésitations, de désirs avortés, d'espérances fiévreuses. C'est un lieu de regrets et de remords, d'occasions naufragées, d'impatience.


Ici, les océans se plaisent dans les tempêtes, le vent ne souffle jamais sans arracher, les rivières charrient des noyés et, dans le sombre des forêts se fomentent des viols et des assassinats.


Il me faut rester longtemps, dans la lumière d'hiver de mes yeux clos, devant ce fatras. Et j'hésite, je cherche un passage. Et je retiens ma main. Je me souviens, je la retenais aussi devant mes rédactions de lycéen qui me laissaient paralysé des jours, à l'affût des idées. Je la retenais déjà sur mes cahiers d'écoliers, lorsque le maître veillait, je m'en souviens. Écrire alors, n'était pas seulement écrire.


- Attention aux taches ! Et votre buvard sous votre main, à plat. Ah, ces mains moites sur le papier ! Et les coudes. Regardez-moi ces cahiers cornés ! Bon loup !


Écrire ! Calibrer les lettres, ramper dans l'interligne, frôler les marges avec prudence, en prenant garde de ne pas empiéter. Écrire ! Délimiter sa place pour s'y tenir. Apprendre la bonne éducation des mots qui ne se trompent pas, ou proprement, sans ratures.


Malgré le temps passé, le maître est toujours là, dans sa blouse de brouillard, son porte-plume à la main, trempé d'encre rouge. A force de m'aiguillonner pour m'empêcher d'oublier les règles, son encre je crois bien, s'est peu à peu répandue en moi, m'inoculant la peur des ratures, de la page arrachée et de la retenue du soir qui m'obligeait à affronter le couloir sans lumière de ma maison.


Aussi loin que je me souvienne, j'ai toujours retenu ma main au-dessus de la feuille. Aujourd'hui comme hier, la page reste longtemps vide, à l'abri des reproches, avant que j'ose enfin écrire et me tromper.


Aussi loin que je me souvienne, c'était l'imminence d'un danger bien plus grave qui dépliait mon bras et me forçait à écrire. C'était la conséquence de la retenue: la crainte d'affronter ma mère, ses réprimandes, sa déception de me voir différent de ce qu'elle espérait.


Je finissais donc par écrire. Je cherchais des mots qui n'abiment pas le cahier, qui effleurent à peine le papier. Des mots éduqués qui chassaient tous les désordres. L'école de l'écriture ressemblait à l'école de ma mère, où il fallait toujours faire des efforts de propreté. Jouer sans se salir, rire sans s'énerver, courir sans s'échauffer, ne pas dire de gros mots pour ne pas faire pleurer Jésus qui avait déjà tant de mal avec les péchés des autres, sans avoir en plus à se charger des miens.


Ma vie était donc à ce point liée à ce que j'écrivais, pour que les vigiles du droit s'affolent ainsi lorsque je prenais mon porte-plume,  pour qu'ils se déchaînent avec cette violence, me figent dans la graisse de leurs conseils, de leurs rappels à l'ordre ! Quelles révélations protégeaient-ils ? Quel secret niché au creux des mots, dont la conquête pouvait m'exposer à l'abandon de maman, aux foudres du maître d'école et du curé de la paroisse qui enseignait les mêmes règles. Une conquête devant laquelle ces trois piliers du monde menaçaient sournoisement de s'écarter.


Épouvanté par les conséquences, j'obéissais. J'écrivais des phrases légales.


Mais les veilleurs avaient beau veiller, un mot, ici ou là, parvenait toujours à m'atteindre, à chuchoter sans qu'on l'entende, à me glisser sans être vu, un message particulier. Mot rebelle, à la voix de source. Mes doigts fourmillaient longtemps de sa présence. Ce fourmillement remontait en caresse jusqu'à mon épaule et, de là, partait ensemencer les plaines de mon dos, de mon ventre. Je restais, les yeux éperdus, devant ces applaudissements de ma chair.


- Rêve pas ! disait ma mère, ou le maître d'école. Travaille, sinon !


Rêve pas ! Le secret des mots se cachait-il dans les rêves ? Derrière eux ? Comment savoir ? Le rêve faisait fleurir sur mon corps  des bouquets de sensations répudiées. Le rêve déchirait l'étoffe des principes, compliquait la vérité en allumant des ombres. Et les mots rebelles qui dégingandaient parfois le garde à vous de mes phrases, murmuraient :


- Ce que tu vois n'est qu'un fragment. L'invisible est plus fécond. Les choses sont vivantes. Elles se nourrissent de ce que tu leur donnes. Les hommes ne sont pas ce qu'ils montrent. Crois ce qu'ils disent, mais écoutent ce qu'ils taisent. Leurs mensonges sont plus sincères que leurs vérités avouées.


Écrire, ce n'était plus écrire, calligraphier des lettres, contenir  ses émotions pour éviter les taches, satisfaire les maîtres et réjouir maman. Écrire, c'était désobstruer les ruisseaux de la nuit, labourer en terre profonde, offrir du vent à mes voix silencieuses, ces voix que les grands ne semblaient plus entendre. Écrire, c'était affronter mon désordre, essayer de surnager en m'agrippant aux mots. Des images nouvelles surgissaient, surprenantes ou incompréhensibles, toutes légitimes, voluptueuses. Avec le temps, l'habitude de les fréquenter, j'y décèlerais des intentions, des directions et, sur la durée de ma vie, qui sait, peut-être même un sens...


Mais l'effet d'un seul mot ne suffit pas à convaincre. Il faut enfreindre et enfreindre encore. Se laisser entraîner par la délinquance du vocabulaire. Entrer dans le secret des journaux intimes, des poèmes d'adolescent. Hurler longtemps en silence son envie de proclamer, avant d'oser dire à voix haute, avant de découvrir que cette voix singulière qui murmure chez vous, murmure aussi chez d'autres.


Voilà ce que je répondrai quand on me demandera: " Pourquoi...?" Et je sais qu'alors, un doigt se lèvera pour insister :


- Mais... les enfants ? Pourquoi les enfants ?


Je regarderai la fille, le garçon qui a parlé. J'envierai la clarté de ses yeux francs. J'y puiserai l'énergie d'être simple. Je dirai :


- Ah, ne confondez pas ! Les enfants... ne sont pas les enfants. Lorsque j'écris, je m'efforce de ne pas trop penser à vous et lorsque vous parvenez, malgré mes précautions à vous glisser en moi, ma plume bégaie et je perds tous  mes mots. Non, lorsque j'écris, je pense à un enfant, un seul. Il m'accompagne depuis longtemps. Pas juste à côté. Légèrement décalé, lui devant. Je l'ai vu pour la première fois, j'avais cinq ans. Disons six. Je me regardais dans l'armoire à glace de la chambre de mes parents. Il était là, sur le miroir. Il m'attendait, dissimulé derrière mon image et lorsque je parlais, il répétait ce que je disais. Mot pour mot, mais avec un retard infime. Une sorte de résonances brève.


Je me regardais. Du ventre au visage, en remontant, mes yeux chassaient une ombre qui glissait. Un nuage bas dont le gris courait sur moi. J'essayais de le surprendre. Je sortais du champ du miroir, j'y rentrais brusquement. Je parlais.


- Bonjour. Qui tu es ?


Mon reflet répétait: "Bonjour. Qui tu es ?" À contretemps. Je guettais l'instant où il se soudait à moi. Une infime impulsion, un amarrage très doux. J'en tirais la certitude qu'il était vivant, menait derrière mes gestes, une existence détachée.


A chacune de nos rencontres, je fêtais, à quelques pas de lui, ce rite des retrouvailles avant de m'approcher. Je plaçais mes paumes contre les siennes, très exactement contre et, ma bouche posée sur ses lèvres, je chuchotais :


-  D'où tu viens ? D'où tu viens ?


Un sourire flottait dans ses yeux. Je le sentais s'éloigner, aspiré par une liberté qu'il ne pouvait m'offrir. J'essayais de le retenir.


- Pourquoi moi ? Pourquoi moi, comme ça ? Pourquoi tu m'as choisi ?


Mon reflet se bornait à répéter mes questions, jouait au maître, refusait de lever les obstacles à ma place.


- Pourquoi pas dans une autre maison ? Ici, pourquoi ? Et quand je serai grand ? Est-ce-que je vais mourir ?


Je devinais derrière ses esquives une nuit fertile.


- Tu-e-xis-tes-tu-e-xis-tes.


J'exagérais le mouvement de mes lèvres. J'essorais les syllabes.


- Tu-e-xis-tes.


Une présence opaque m'envahissait et j'écoutais, immobile, son battement lourd qui respirait comme une grande terre sans limites.


Mais une main de sable surgissait, brouillait toute cette densité et le miroir s'éteignait. Je me laissais glisser au sol, m'agenouillais sur un coussin, au seuil d'un monde insaisissable. Je sanglotais.


Cet enfant-là ne m'a jamais quitté depuis ces années. C'est une sentinelle vigilante qui m'alerte en cas de danger. Danger de puissance, danger de pouvoir, de dogmatisme, danger de trahison, de renoncement aux espoirs du passé, danger de force obtuse et de mensonge par paresse à expliquer, danger de dissimulation à soi.


Il faut croire que l'écriture, que la fréquentation des enfants concentrent tous ces dangers puisque ce sont ces occasions précisément, qui le font sortir de sa réserve.


Je l'entends arriver au froissement de son sourire de soie. D'un geste facile, il déroule devant moi le serpentin des années, me rappelle des paroles prononcées jadis, des serments farouches, des chagrins, mes craintes, à force de ne pouvoir situer ma place, de n'en avoir aucune, l'impatience enfin, de devenir.


Et tout ce passé se bouscule en moi, dans la clarté du présent, attise les solidarités, reconstitue l'unité entre hier et aujourd'hui.


Ayant remémoré, mon gardien se retire, martin-pêcheur léger et me laisse devant les obstacles, la fraîcheur de son souffle sur le cœur.


Je l'écoute quand il parle et je lui fais confiance. Il n'attend rien, ne réclame rien. Il se contente de témoigner et c'est pour cette raison que sa  voix est juste.


Cet enfant-là, vous le connaissez, puisque chez vous aussi, des symphonies jouent en sourdine.


Il faut sa présence pour mesurer le temps. C'est lui qui nous offre cette étrange photographie de nous, prise en pause, depuis notre naissance. C'est bien nous, ce long ruisseau lumineux, tout irisé de notre intimité, moiré de notre vie quotidienne, qui serpente en sinuant parmi d'autres ruisseaux, sur la terre de l'Histoire. Nos histoires personnelles enchevêtrées dans l'Histoire, accueillies par elle, nichées en elle, mais fécondes aussi. Elles y puisent et l'alimentent. Elles rongent et régurgitent. Elles participent à son parfum particulier d'époque, en  rupture avec les époques antérieures.


Mais comment retrouver sa place lorsque le regard s'est  élargi sur l'Histoire ? Lorsqu'il a perçu la multitude des destins ? Lorsqu'il a tressailli de la rumeur foisonnante du temps ? Comment s'établir dans sa place lorsqu'on est pénétré de sa fragilité ? De ses limites ? Comment la revendiquer sans verser dans la vanité ? L'aimer sans succomber au narcissisme ?


Il est tentant, devant ces périls, de la minimiser, de la renier. Il est facile d'abattre l'arbre, sous prétexte qu'il peut cacher la forêt.


Certains, devant ce risque, préfèrent revêtir le scaphandre étanche de l'historien  et s'immerger dans le fleuve de l'Histoire en restant à l'abri de l'eau, sonder l'infiniment grand, dresser l'inventaire des humeurs, des craintes, des révoltes, des intuitions humaines ; classer, affirmer les parentés, révéler les continuités entre les siècles des siècles ; dire "l'Homme" ou "les Hommes", avec un mouvement du menton qui pousse le regard très loin, très haut, où ne parvient jamais le chant du grillon.


D'autres plongent dans l'actualité  qui énumère, bouillonnent dans le fouillis des événements, s'identifient aux plus porteurs d'audience, donc de reconnaissance, sans s'attarder jamais sur la libellule qui vient de défroisser ses ailes en eux, sur son premier vol ébloui.


Pourtant, si vous ouvrez votre journal local, vos libellules et vos grillons sont là, dans la  texture des choses, parmi les méfaits de la semaine, l'assemblée générale de la Maison pour Tous et les polémiques du conseil municipal de votre commune. Si vous ouvrez vos livres d'histoire, les libellules et les grillons de vos ancêtres sont là, silencieux, figés dans des chapitres qui ont perdu le son de leurs voix.


Malgré toutes les grilles d'analyse, toutes les visions diachroniques ou synchroniques, vous êtes là, enfoui mais vivant, parce que l'individu est toujours au commencement, parce que le singulier est le ferment de tous les pluriels, parce qu'à force de raisonner ou d'accorder du crédit aux grandes voix qui raisonnent sur notre évolution, la prévoient, expliquent nos changements en termes de tendances collectives, à grands traits,  on perd la perception du détail, on craint sa singularité, on se conforme, on  renonce à sa place.


Il y a quelques années, parce que je voulais savoir comment je m'étais enraciné dans la vie, j'ai sollicité la mémoire de personnes âgées de ma famille. J'y ai découvert le fil conducteur de ce qui allait devenir un roman : LES DEUX MAISONS.


J'ai écouté ces gens évoquer leur jeunesse. Le tourneur m'a présenté les essences de bois, m'a expliqué le fonctionnement des tours. Je l'ai regardé ressusciter pour moi les gestes, avec les gouges et les curettes. Le débardeur m'a fait comprendre le levage des bois, cric en main, m'a fait marcher dans la forêt à ses côtés, de son pas de vieil homme qui retrouvait l'ancienne lenteur des bœufs. La mère de famille m'a dit le blé et la farine, l'interminable sortie de l'hiver jurassien qui vidait les réserves, les négociations avec le meunier pour emprunter sur la récolte à venir. Tous ont évoqué leur jeunesse, l'importance du travail des enfants dans l'économie familiale.


Mais il ne suffisait pas de questionner et d'écouter attentivement. Il fallait évaluer l'échelle de ces préoccupations, mesurer la portée réelle des gestes en les mêlant à d'autres gestes, hiérarchiser les sentiments. Bref, il fallait poser la silhouette de l'individu sur l'horizon collectif. Il fallait comprendre. Comprendre !


J'ai cherché des éléments dans les livres d'histoire, appris l'entre-deux guerres :  reconstruction, années folles, Cartel des Gauches, guerre du Rif, affaiblissement du franc, travailleurs de tous les pays... Les hautes couleurs qui donnent la lumière des époques.


Je me suis avancé au second plan. Je suis entré dans les journaux. L'actualité s'y décantait déjà, mitonnant les hors-d'œuvre de l'Histoire. J'ai trouvé : élections municipales, accidents de piétons culbutés par des automobilistes, épidémie de fièvre aphteuse, électrification des campagnes, vermifuge Lune... Les lignes d'un pays commençaient à émerger, la pierre des maisons, les frênes des chemins.


Mais il me restait encore à pénétrer profondément les cœurs.


Alors, j'ai puisé dans mes propres réserves. J'ai cherché des équivalences entre 1925 et 1955.  J'ai apprivoisé longuement ce passé inconnu dans la chaleur de mon propre passé. Les heures silencieuses dans la tournerie de mon grand-père ont ravivé le parfum des copeaux, le grognement des volants, le claquement mou des courroies. Les après-midis d'ennui à garder les vaches m'ont restitué l'odeur forte des bêtes, le rythme des pensées de l'homme qui chemine, différent du rythme des pensées de l'homme qui roule, de l'homme qui vole.


L'eau fertile de l'enfance faisait germer ces témoignages, tuméfiait le moindre indice, enrouait la voix magistrale de l'Histoire, se répandait partout, déposait ses limons, préparait une grande synthèse d'alluvions.


Tout le moelleux de la vie dormait dans cette eau-là. Le temps cessait d'y être une représentation. Le temps se laissait prendre et caresser. Il offrait en échange des portraits animés, des bruits de village, des parfums de terre, des visages levés vers les étoiles,  l'obscurité qui tombe des angélus, les conflits des saisons qui s'enchaînent et une envie de manger les années pour découvrir demain. Une envie folle de grandir, sans oublier jamais et sans regretter rien, puisque tout reste en vrac, disponible et offert pour comprendre sa trace, évaluer sa place.


Comment peut-on vouloir se décharger d'un tel bagage ? En dénigrant la valeur de l'enfance, on se dételle de la sienne, on perd sa légitimité d'être humain, on s'offre au paraître, on s'écarte devant les illusionnistes du pouvoir, les parvenus de la force. Tous, amnésiques et menteurs. Rompre n'est pas s'affranchir. Oublier n'est pas assumer. Éteindre son enfance n'est pas un geste de libération.


Nos enfances nous demeurent des bagages salubres. Continuer d'écouter des voix qui s'étonnent est utile aux certitudes. Continuer d'ouvrir des yeux qui se révoltent  est tonique pour l'indifférence. Retrouver dans son âge d'homme, les mystères de la vie qui vous secouaient dans votre âge d'enfant, invite à la mesure.


Mais qu'il est difficile, lorsqu'on arbore les insignes de l'adulte, de résister au réflexe des hommes de la Renaissance à l'égard du Moyen Âge. Les éblouissements du pouvoir nous incitent si souvent à mépriser les années de conquête.


C'est pourtant le même ruisseau qui s'écoule, les mêmes galets qui en tapissent le lit, les mêmes tourbillons qui les polissent, de la source au confluent.


Voilà ce que je répondrais si on insistait au sujet des enfants.


Mais je sais que lorsque j'aurai dit, un autre enfant lèvera le doigt et balaiera mes réponses en reposant les mêmes questions, comme pour m'inviter à y revenir sans cesse par l'écriture.


Je regarderai cet enfant. Il est entré le dernier dans la salle, une fois tous les autres installés. Sous ses vêtements d'aujourd'hui, je le reconnaîtrai à ses yeux inchangés.


De page en page, de rencontre en rencontre, il est là, compagnon de mes premiers mystères, solidaire et j'ai si peur qu'un jour, il vienne à perdre ma trace.



Jacques Cassabois

LES AUTEURS


                         Azouz BEGAG, Chercheur au CNRS, écrivain

                         Jacques CASSABOIS, Instituteur, écrivain

                         Rolande CAUSSE, Ecrivain, professeur-créateur

                         Pierre CLANCHE, Professeur en Sciences de l’Education

(Innovation pédagogique et politique locale), (Université de Bordeaux II)

                         Bernard COLAS, Documentaliste de lycée

                         Jacqueline DUHEME, Illustratrice et peintre

                         Denise ESCARPIT, Maïtre de conférences honoraire (Université Michel de Montaigne, Bordeaux III)

                         Pierre de GIVENCHY, Président de « Vivre et l’écrire »

                         Christian GRENIER, Professeur, écrivain, co-scénariste, co-adaptateur de télévision

                         Jacqueline HELD, Professeur de philosophie, écrivain

                         Thierry JONQUET, Ecrivain

                         Charles JULIET, Ecrivain

                         Ly Heng KUHN, Etudiant, écrivain

                         Philippe LEJEUNE, Professeur de littérature française (Université de Paris-Nord)

                         Yvon MAUFFRET, Ecrivain

                         Suzie MORGENSTERN, Maïtre-assistant à l’Université de Nice, écrivain

                         Isabelle NIERES, Professeur de Littérature Générale et Comparée

(Université de Haute-Bretagne - Rennes II)

                         Jacques NOIRAY, Professeur de Littérature française (Université de Paris IV)

                         Jean PERROT, Professeur de Littérature Générale et Comparée (Université de Paris-Nord)

                         Christian POSLANIEC, Chargé de mission à l’INRP, responsable de PRO-MOLEJ, écrivain

                         Bernadette POULOU, Professeur de Lettres