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Maj le 13/10/2022
À la suite d’un accident cérébral, Claude est devenu hémiplégique. Il a perdu l’usage de la parole et ne peut plus ni lire ni écrire.
Pour Noël, ses amis de la librairie la Lucarne des Écrivains, fondée à son initiative, ont décidé de lui consacrer le numéro de décembre de la Gazette de la Lucarne.
Voici ce qu’écrivait Claude, en février 2008, au lancement du numéro 1 de la Gazette.
Dans l’esprit, une librairie des écrivains c’est presque comme le chai des vignerons, ou la coopérative des marins-
Nous avons décidé de réagir, de ne pas nous laisser écraser sans rien dire par le rouleau compresseur de la diffusion du livre qui oblige les libraires à des rotations tellement folles que de plus en plus d’ouvrages de qualité demeurent dans les cartons sans jamais atteindre les rayonnages des librairies. Nous, c’est une soixantaine d’auteurs d’horizons divers, et de petits éditeurs goûteux situés à l’écart des gros rouages. En créant l’association La Lucarne des Écrivains, nous nous sommes cotisés pour permettre l’ouverture de la librairie du même nom. Cette librairie fonctionne grâce au dévouement sans borne de son animateur, et au moins on peut y trouver nos livres, ceux des amis et des adhérents. Armel Louis y entretient des échanges permanents, sous la forme de soirées où les auteurs viennent présenter leurs nouveautés — c’est comme de la télé, mais en vrai, en chair et en os, où l’on peut poser des questions aux écrivains.
Dans le même élan, nous avons décidé de publier une petite gazette, modeste dans sa forme mais qui peut grandir ! Elle donnera des nouvelles de la librairie à la fois aux membres fondateurs et au public ; elle servira, nous l’espérons, à élargir le cercle de nos adhérents. Ce sera à vous, amis écrivains, de l’alimenter par vos articles et communications diverses. La Gazette de la Lucarne sera ce que vous en ferez : ce premier numéro n’est qu’une amorce. À vous la plume et le clavier !
Claude Duneton
Les fondateurs :
Gérard Aimé, Marcel Amont, Mathieu Brosseau, Howard Buten, Jacques Cassabois, Nawal Chaya, Jacqueline Charliac, Jean-
Et voici, 43 numéros plus loin, ma contribution au cadeau de Noël de Claude.
On s’intéresse rarement à l’enfance de ses parents, et puis, un jour, quand la curiosité nous vient, ils ne peuvent plus nous répondre…
J’ai écrit ce texte à partir des notes, consignées immédiatement après une conversation avec Claude, en pensant à ses enfants, à qui je dédie ces lignes.
À Philippe, Olivier, Louise et Noémie.
« La vie, c’est drôle, il y a des jours où tout bascule. Il suffit de rien… Tu ne vois pas venir le coup. Ça cogne et tu ne le sens même pas. Je veux dire… tu sens pas que c’est le maousse truc qui va tout changer…
— Oui ! C’est des années après… ça te saute aux yeux. Putain, tu dis, c’est là !... Qu’est-
— Ajusteur !
— Comment ?
— Moi, je serais devenu ajusteur ! »
Compiègne, hôtel de Flandres, le 24 mars 2010, six heures du matin, environ. La veille, je suis venu voir Claude jouer La ferme du Garet, de Raymond Depardon. À la fin du spectacle, après la collation au foyer du théâtre, où les piliers locaux de la culture sont venus rencontrer l’acteur écrivain, on est rentrés dormir. Le matin, réveillés tôt, en habitués des aurores, on discute, chacun dans son plumard, attendant l’heure du petit-
« C’était à l’automne 49, me raconte Claude. J’avais quatorze ans et demi, je venais d’avoir mon certificat d’études. J’entrais au Centre d’Apprentissage de Brive, section ajustage. J’avais le niveau pour le lycée technique, mais mon père avait préféré le CA, par modestie… Une ambition de pauvre. On aurait plus de chances d’avoir les bourses, il pensait. Tu comprends… j’étais bon élève, premier du canton au certif. Je visais pas trop haut. On allait bien me les donner les bourses, gratifier l’humilité... C’était son raisonnement. J’ai passé le concours bien sûr, on n’a rien sans rien, et j’ai été reçu… mais les bourses, tintin, je les ai pas eues. Motif ? J’étais fils unique et mes parents étaient propriétaires. La tuile ! On devait payer la pension. Mon père était drôlement emmerdé. Mais bon… On ferait le sacrifice !
Passe le premier trimestre. J’ajustais !... Haut la main, tu parles, surtout dans les matières générales, comparé aux autres ; des rudes ! Au point que les profs se sont dit : « Qu’est-
Seulement, la 5è, c’était le lycée technique ! On avait tout fait pour l’éviter et voilà qu’on le retrouvait devant nous ! « Combien ça va nous coûter ? » je me suis demandé. Au Centre, la pension se montait déjà à 22000 francs par trimestre. Alors, au lycée, pardon ?... Ça t’arrête net, ça ! C’est comme à la charrue, des racines1… les bœufs pilent. Ils baissent le front, ils soufflent…
Un peu avant les vacances, le directeur du Centre (il était aussi censeur du Lycée) me convoque pour m’annoncer la promotion. « Direction, l’étage supérieur, Duneton ! » Il m’explique, quoi, fier d’appuyer sur le bouton de l’ascenseur social ! Et moi, je bloque.
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Donc, janvier 50, retour à la case départ : le boulot de la ferme ! J’ai aidé les maçons qui nous construisaient une grange, j’ai appris à monter un mur au fil à plomb, à gâcher du mortier d’argile… J’ai fait l’arpète ! Et puis, tous les jours, les bêtes. Nourrir, sortir le fumier, traire… Je sais traire à deux mains. Pas facile. Tout est dans les pouces. Tu sais, toi ?
— Non ! Même pas avec une main. Jamais voulu apprendre. Mais le fumier, oui !
— Et puis les labours, et puis les foins… Les mois passaient. À l’automne, je me suis engagé comme ramasseur de noix. Pas gauleur, attention, j’avais pas seize ans. Ramasseur ! Au bout de deux semaines, j’étais ratatiné. J’avais le dos en purée. C’est à ce moment que je me suis dit : « Tu peux pas rester là. Barre-
Mon père était d’accord. Il s’est renseigné auprès d’un cousin germain de ma mère, Gaston Briat, fils de gendarme, instituteur à Marcilly-
C’est comme ça que je suis entré en 5è. J’avais quinze ans et demi ! J’étais costaud, tu penses, habitué à me colleter avec du travail de force. Un grand au milieu d’une bande de minots ! Les autres se foutaient de moi. J’étais au fond de la classe, avec un gars qui avait eu la polyo. Deux attardés !... Le prof de français m’appelait vieille baderne ! Ça n’a pas duré longtemps, remarque, parce que j’ai pas tardé à l’étonner… Un jour, première explication de texte, il posait des questions, personne ne mouftait. Moi, je lève le doigt, et lui, faute de mieux, mais goguenard tout de même, il me donne la parole, en s’attendant au pire. Sauf que le pire n’arrive pas. Il se préparait à me décocher une saillie drolatique. Au lieu de ça, il me regarde, intrigué, et rengaine son trait d’esprit dans son carquois…
Un autre jour, je l’ai sidéré avec une rédaction surveillée. Comme deux ronds de flan, il en est resté ! Il l’a lue à la classe. Heureusement que c’était un devoir sur table, parce qu’il m’aurait accusé de l’avoir fait faire. J’aimais bien ça, écrire, et la nouvelle s’est propagée. Les 3è se sont mis à m’apporter leurs rédacs.
À la fin du premier trimestre, j’étais premier. Seulement, j’allais avoir seize ans et j’étais toujours obnubilé par le BEPC… pour me présenter au concours de la SNCF. Devant mes résultats, le directeur du CC commençait à vouloir me faire passer directement en 3è, mais il y avait deux os. L’épreuve d’anglais du Brevet, d’abord ; j’étais dans une 5è sans langue vivante et comme il n’était pas question de cours particuliers, je devais me débrouiller par mes propres moyens. Deuxième os, le programme de maths de 4è. Fallait que je le rattrape tout seul.
L’anglais, c’est le fils du cousin Gaston, qui m’a dépanné. Jean, il s’appelait. Il préparait Normale Sup ; il m’a prêté une méthode Assimil. Pour les maths, le directeur m’a passé des bouquins et j’ai fait ma mise à niveau pendant les vacances d’été… Après le travail des bêtes et les foins, évidemment ! Mes parents n’allaient pas marner à deux, pendant que je me prélassais dans les livres.
Automne 51, je commence la 3è. À Noël, je suis deuxième, sur les talons du crack abonné aux places de premier depuis la 6è. Au deuxième trimestre, je le dégomme. Il est furieux ! L’anglais, j’ai tout de suite été premier. Le titulaire du poste m’en voulait à mort !...
Au cours de cette année, mon prof de français m’a proposé de suivre en même temps les cours de la 3è B. Une 3è spéciale, où l’on préparait le concours d’entrée à l’École Normale d’instits. Faire deux années en une, quoi ! Avec les maths et l’anglais, j’avais l’entraînement ; ça m’impressionnait pas !... Non, ce qui m’inquiétait, moi, c’était cette École Normale ! Ce qu’on allait devoir casquer, encore une fois !... Mais j’avais confiance en mon prof et, cette fois-
— Mais ça va rien te coûter du tout ! il m’a répondu. En plus, tu toucheras un pécule. Quatre-
— Tu te rends compte ? il me fait, avec ses yeux qui me plissaient des petits rires de bonne blague. On allait me payer pour apprendre !... C’était plutôt bonnard !
— Oui mais, j’ai répondu à mon prof… je veux quand même passer le concours de la SNCF !
La SNCF, ça me paraissait plus franc du collier. Tu passes l’épreuve. Si on te prend, on te donne un boulot et… tout de suite dans le bain : la gare, les trains qui passent, les coups de sifflets, le ballast, les voyageurs sur les quais… Avec l’EN2, j’avais moins de visibilité. Ça m’emmenait où, au juste ?...
Donc, j’ai passé les deux concours.
SNCF, les résultats sont tombés les premiers. Reçu ! Tellement bien reçu, qu’ils me voulaient tout de suite ! J’avais un poste. Je devais commencer le 1er août 52, à Rocamadour ! Et là, gros dilemme ! Pas de nouvelles de l’EN. Qu’est-
Heureusement, les résultats sont arrivés assez tôt pour m’empêcher de choisir. J’étais reçu… Tiens-
Mais attends, c’est pas tout. Il fallait que je me présente au directeur de l’EN. Je lui téléphone, intimidé. Il est absent ! Je tombe sur sa femme.
— Vous êtes reçu ? elle me dit. Compliments, monsieur. Savez-
— Oui, madame. Premier !
Elle, qui n’entend pas triompher ma voix de vainqueur, elle me répond :
— Oh certainement pas, monsieur ! Vous devez vous tromper.
— Euh, si, si… Je suis premier.
Et je me tourne vers mon prof qui m’accompagnait. Il sautait sur place, il trépignait d’avoir le major de la promo !
— Elle veut pas me croire ! je lui dis.
Alors, il m’arrache le combiné et il se met à hurler.
— Si, il est premier ! Il vous dit la vérité. C’est lui le premier ! Major, vous entendez ?... Major !...
Automne 52. EN de Tulle, pour deux ans. Puis, un an à Clermont-
Ensuite…
Je relis ces lignes, Claude, et, tout bien considéré, il me vient que tu n’as pas, comme tu le croyais ce matin de Compiègne, si bien échappé à ta destinée. Ajusteur, en effet, tu n’as jamais cessé de l’être, finalement, tout au long de ta vie. Maître ajusteur de pensées réglées au millimètre, de mots pesés au trébuchet, toujours nimbés du bleu des collines de Corrèze, parfumés à l’odeur des chemins, des vaches et des châtaignes.
Tu as quitté Lagleygeolle, où nous nous sommes rencontrés la première fois, il y a tantôt quarante cinq ans, et tu es monté à Paris, comme jadis ton père, pour donner plus de force à ta voix qui parlera longtemps, avec tant de justesse, des humbles et des croquants.
Claude, je relis tous tes livres : RIRES D’HOMME, L’OUILLA, PETIT LOUIS, LE MONUMENT, LA DAME DE L’ARGONAUTE, LOIN DES FORÊTS ROUGES… ET LA PUCE À L’OREILLE, ET CE BOUQUET DES EXPRESSIONS IMAGÉES, introuvable depuis longtemps et dont j’ai un exemplaire à portée de main quand je travaille… Par chacune de tes pages tu me fais ta leçon.
Frère aîné d’écriture, tu marches, loin en tête et ton aérien fanal danse sur le chemin. Dans ta trace, je m’opiniâtre à suivre ta lumière, mais à distance, en limite de pénombre, avec la peur de me laisser reprendre par la nuit.
Jacques Cassabois.
Telle la bugrane rampante, appelée aussi arrêt-
Ecole Normale
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