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Maj le 13/10/2022
Depuis des mois, un projet sans cesse remis me harcèle. M’installer au grenier, ouvrir la boîte de Pandore de mes cartons d’archives et opérer un tri dans les manuscrits accumulés au fil des années. Un tri sévère, façon épreuve de vérité. Je sais que je vais beaucoup jeter. Ce n’est pas ce qui me retient. Je crains seulement de jeter trop, emporté par mon envie de m’alléger, d’évacuer le passé, à la hussarde, les souvenirs qui débordent… Le grand essorage.
C’est un spécialiste de la mémoire, justement, qui a eu raison de mes velléités : le Jour des Morts, lui-
C’est en fouillant dans le deuxième carton que j’ai mis au jour un trésor oublié. Un trésor d’amitié qui avait bonifié dans l’obscurité depuis vingt ans, sous la garde des chauve-
Voici, en deux mots, les conditions de notre échange.
Je venais de terminer le récit de mon enfance (le premier) et avant d’oser l’envoyer à des éditeurs, j’ai eu besoin de me blinder. J’ai demandé à Claude, mon maître forgeron, de lire mes pages et de me donner son avis. En août, le 21 (de 1991), il m’appelle. J’allais partir en Normandie faire des animations dans des centres de vacances. Il me parle, commence par m’envelopper. Je le connais. Il part de loin pour mieux se rapprocher. Il hésite, faussement approximatif, pour être plus précis. C’est sa manière de trouver le ton juste. Il s’accorde, comme un instrument, prenant son temps, il cherche sa musique et je l’imagine, dans le fauteuil défoncé que je lui ai connu au Lissard, changeant de position, roulant d’une fesse sur l’autre, ponctuant ses phrases de gestes arrondis, les mains à demi-
Il me lit un passage, puis s’arrête : « Çà, c’est apprêté, ça fait littéraire, belle langue, bien écrit... » Il saute deux pages, reprend sa lecture. « Ça, par contre, ça sonne juste... C’est émouvant... » Il appuie un peu. « Tu as les larmes qui te viennent en lisant ça… Si, je déconne pas. »
Il navigue d’un exemple à l’autre, toujours concret… « Tiens, cette phrase, je l’écrirais comme ça, écoute… Tu vois la différence ?... Tu sens ?... Là, on le voit, le gamin. Pas besoin de le montrer. Il existe tout seul… Tu comprends ?... »
Il s’assure que je le suis, pas à pas, revient à moi sans cesse, m’entraîne, pédago rompu aux précautions qui ne blessent pas l’élève et qui sait d’avance où il l’emmène, quelle évidence il s’apprête à lui asséner. Moi, j’acquiesce, j’admire. Mon texte reprend vie sous la parole de Claude. C’est un mouvement d’entrailles, comme les ruades du fœtus qui déforment le ventre de sa mère. Sous la parole de Claude, une métamorphose se prépare. Je crois comprendre et je m’empresse de le dire : « D’accord… je vais tout relire un stylo à la main, repérer ces passages, les modifier... » Silence. Claude se tait, puis acquiesce vaguement. « Oui… oui, tu peux... Tu peux faire ça… Mais le mieux… » Nouvelle hésitation. « Ce serait de revenir à l’émotion, de sentir les choses à nouveau… Que tu récrives tout depuis le début, quoi ! » Alors, aussitôt que la banderille est plantée, parce qu’il n’entend pas ma voix en retour régie, il précise, s’appuie sur le théâtre, le travail de l’acteur qui élabore son rôle… « C’est une question de souffle, de respiration… Respire ton texte à nouveau, revis complètement les situations. Tu comprends ?... Un nouveau rythme va s’imposer. Tu verras, un autre phrasé… Prends le temps de récrire, remâche... Ça va découler du temps…»
C’est après cette conversation, aussitôt, que Claude m’écrit.
Lettre du 21 août 1991
Lagleygeolle le 21 août 91
( Pour ton retour du beau Cotentin !)
Jacques, j’ai peur d’avoir été un peu pédant tout à l’heure, au téléphone. Je n’ai pas assez dit toutes les belles choses qu’il y a dans ton livre — la colo, tout ça, après… Beaucoup de choses justes où l’effet « musique pour rien » n’existe pas. Et puis les détails de technique, de coupe de phrases, c’est bien beau, mais j’ai mal dit que ton inspiration est plus importante. J’emploie exprès ce mot désuet. Ce dont tu es plein, ta chair à toi et tes tripes personnelles.
Justement, dans les passages les plus « réussis » tu es plus proche, plus sincère, et le rythme devient évident. Ton émotion avant tout, quand même quoi ! Et merde au cuistre que je peux être de temps en temps !
Je n’ai pas dit également, pour conclure sur les ordinateurs et leur « facilité » casse-
Bref, bon courage.
Je te suis de toute amitié
Claude
Et j’ai suivi les conseils de Claude, évidemment. J’ai tout remis à plat, tout re-
Lettre du 23 novembre 1993
Moncourt, le 23 novembre 93
Mon cher Claude,
Voici quelques jours que j’essaie de te joindre. Ton téléphone de Corrèze ne répond pas. Celui de Paris non plus. Peut-
Pourquoi une telle insistance ?
Parce que j’ai trouvé un éditeur pour mon texte jurassien. Non, pas pour cette raison, mais pour ses conséquences, en fait. Mais il faut bien que je commence par là. Un éditeur à Besançon. Essentiellement connu pour sa production régionale. Qui cherche depuis quelque temps à donner une diffusion nationale à une partie (petite) de ses publications. Mon texte est tombé chez lui à ce moment.
Il le veut. Je le lui donne. Je prends ce que je trouve et je m’en accommode. J’ai toujours écrit des trucs que les éditeurs n’attendaient pas et quand il s’en trouvait un pour me dire oui… Bref, je n’ai jamais eu pléthore de propositions. Cela veut dire qu’il me faut ramer davantage quand le livre est publié.
Bon ! C’est une telle constance dans ma vie que cela ne me quittera jamais, je crois. J’ai quelque chose de lourd, très lourd, à user. J’en ai pour longtemps.
Donc, « Dans la lumière du jardin » sera publié à Besançon. Il existera par Besançon, parce que je n’arrive pas à le faire exister par Paris.
Maintenant, quelle conséquence pour toi ? Peut-
Peux-
Voilà ! Je suis arrivé à le dire !
Peux-
Un texte de présentation — je n’ose pas dire préface — à ta convenance, pour janvier, mi-
Si tu le fais, j’en tirerai plus d’avantages que toi, c’est sûr et cette demande, bien que formulée, me gêne.
Si tu ne le fais pas cela ne changera rien. Ni frustration, ni amertume. C’est vrai. Pas uniquement parce qu’on se connaît depuis 25 ans et que 25 ans ça résiste. Mais plutôt parce qu’il y a, dans le fond de nos vies, à toi et à moi, des similitudes, des partages, des respirations (mot coupé, illisible). Un bruit de vent dans nos fondations, un battement imperceptible dans nos sous-
Alors, sois tranquille. Les choses prendront la tournure qui leur conviendra le mieux.
Affectueusement à toi.
Jacques
Sa réponse arrive par retour
Lettre du 27 novembre 1993
Bien cher Jacques,
Je suis très ému par ta lettre, et réjoui que tu aies trouvé un éditeur. Je n’ai qu’un chagrin c’est les précautions que tu prends pour me demander une petite participation — je te sens comme un SDF de métro qui réclame un ticket restaurant… (Mon fantasme à moi, d’en arriver là, panique !... Paysan dixit. En venir à manquer…)
Tu me vois, franchement, te dire que j’ai pas le temps de rédiger quelques pages pour ton livre ?... Et comment je ferais après, avec cet œil qui s’inscrirait dans la glace quand je voudrais me peigner, et cette voix enrouée de ma conscience qui dirait d’un ton fumier : Qu’as-
On rigole comme ça… Mais y a pas tellement de raisons. Je fréquente un peu les chanteurs — auteurs interprètes supers avec des textes de toute beauté… le Chaux-
Une question ; est-
Tiens-
Je t’embrasse sur tes deux joues bien rasées,
Claude
Lettre du 30 novembre 1993
Moncourt, mardi, le 30.11.93
Claude, mon cher Claude,
J’ai reçu ta lettre samedi matin.
Ton enveloppe, posée à plat dans ma boîte, avec ton écriture reconnaissable, c’était comme un cadeau du père Noël qui serait passé la nuit, sur la pointe des ses grosses bottes fourrées, pour me faire la surprise au matin. Et puis, je t’ai lu. Et sentir ta chaude présence, ton amitié inchangée, tes bras qui s’ouvraient grand de m’avoir entendu gratter à tes pantoufles… Je n’ai pas pu te lire d’un seul coup, comme dans les histoires sentimentales, tu sais, d’une traite, genre : « ses yeux glissaient sur le papier, dégringolaient en cataracte de mots qui s’entrechoquaient avec un son cristallin, alléluhia ! alléluhia ! » Non, moi, je me suis arrêté souvent. C’était tellement ce que tu me donnais là. Ça m’a rempli d’un coup. Si vite que j’ai débordé, pour faire de la place. Pour me remplir à nouveau d’un paragraphe, et déborder encore… L’inondation. J’arrêtais pas d’écoper… Un vrai puits, tu sais, alimenté par une nappe souterraine. Tu pompes, tu pompes et le niveau de l’eau dans le réservoir s’ajuste toujours à celui de la nappe.
Claude, ce samedi, grâce à toi, n’a pas été un jour comme les autres. Il y avait ta main tendue et aussi, tout ce que tu disais sur le « show-
Les groupes de pression ont tous leurs écuries de bourrins qu’ils poussent en avant, et râtissent large et comme il y a de moins en moins d’espace entre les différents râteaux, ça devient coton d’exister.
Pour intéresser les gens à ton travail, je parle évidemment de ceux qui font les choix, qui ont le pouvoir de donner une direction à ce que tu as fait, de l’amplifier, j’ai l’impression qu’il faut que tu deviennes l’illustration d’un thème, d’un fait de société, d’actualité, qu’il peuvent avoir intérêt à développer, pour progresser dans leur plan de carrière, de conquête…
Bon !...
Là devant, j’ai tendance à fermer les écoutilles et à me mettre en plongée sur ce dont je suis sûr. Pour construire avec.
( Mais c’est vrai, ça me donne parfois ce côté SDF…)
Après « Dans la lumière… », j’ai envie de travailler sur mes années d’internat. Mais plus du côté roman.
En attendant, je termine le travail commencé. C'est-
J’ai terminé et je dois relire, corriger, ajuster. Je pense être en mesure de t’envoyer un texte définitif la semaine prochaine.
Je t’ai fait aussi des copies de tes lettres que tu trouveras ci-
Ah, je ne t’ai pas dit. L’éditeur m’a envoyé deux bouquins qui figurent dans la collection où paraîtra le mien. Ça tient la route et les couvertures me plaisent. Une belle photo de nature franc-
Je te dis à bientôt.
Je t’embrasse. J’espère que tu n’es pas rasé. Que tes joues piquent un peu. Comme celles de mon père. Il y a tellement longtemps que je n’ai pas embrassé de joues pareilles…
Jacques
P.S. Bien sûr, j’aurais pu te téléphoner, pour te remercier tout de suite, mais je préfère t’écrire.
9 janvier 1994
Claude appelle vers 17h30. Il a relu Dans la lumière du jardin. En entier. Tout. Il est enthousiaste et furieux que mon texte ait été refusé par Grasset, Le Seuil, Rivages, Gallimard, Actes Sud... Ne comprend pas ce qu'on a pu me reprocher. Lorsque je lui lis la réponse de Rivages, il reste sidéré et fulmine contre le Comité Central de la Dictature des Lettres. Mis à l'index lui-
Je me garderai bien de te sécher, Claude. J'ai hâte de voir.
Sa préface arrive.
21 janvier 1994
(Extrait de mon journal)
Mon cher Claude,
Les choses qui n'ont pas été écrites ne sont pas vraiment dites. Elles restent, disponibles, comme des bulles de savon qui n'auraient pas eu leur compte d'exclamations, à attendre. Fragiles... Et parfois, le vent les emporte, le temps les crève et l'on reste, la bouche en cœur, à vouloir rattraper des mots qu'on a perdu pour toujours.
L'autre soir, j'ai lu ta préface, deux ou trois-
L'écriture donc, aide à rassir les sentiments.
Claude, dans ta préface, tu as parlé de ces trucs qu'on ne trouve pas dans mon bouquin : « carrefour d'idéologies majeures, fadeurs de sommiers, misérabilisme pompier, exil tiers-
Ces trucs, je les regarde souvent comme des îles au trésor, des vestiaires fabuleux et je me sens, devant, extrêmement vieux, extrêmement peu moderne — cette modernité dont se gargarisent tant de postulants au Comité Central... — mais je n'arrive pas à m'en approcher. Ce n'est pas que je n'ai pas envie de plaire. Si je me retrouve souvent en marge, ce n'est pas par goût de la marge, mais me saper avec des fringues à la mode... je me sentirais déguisé.
Et toi, tu as dit tout cela. Légitimé. Mes murmures, sur ta page, comme si j'avais osé. Ta voix, comme si c'était la mienne, mais en mieux posé.
Claude, je me suis rendu compte ( je le savais déjà, mais là, paf ! dans le nez ) que tu avais le même âge que mon frère aîné... Je t'ai toujours senti comme mon frère de campagne et c'est aujourd'hui plus net en moi, cette parenté. Te voici comme mon frère aîné d'écriture et ta préface offerte — tu disais au téléphone : « Je ne sais pas à quoi ça va servir. Mais, voilà... » — c'est comme une sorte de reconnaissance de fraternité, au sens où on parle de reconnaissance... de paternité.
Et puis, pour répondre encore à ton: « Je ne sais pas à quoi ça va servir. Mais, voilà... », rappelle-
Merci quoi, de tout ça.
Je repensais aussi à cette réponse des éditions Rivages que je t'avais lue au téléphone. Que mon texte manquait, selon eux, « d'une véritable force poétique, élément absolument essentiel pour un récit d'enfance (...) ».
Ce que les décideurs de l'édition entendent par « poésie de l'enfance », c'est je crois bien, une sorte de rêverie qui permet aux gens de s'épancher sur ce qu'ils n'ont pas été, qui les berce d'une enfance qu'ils n'ont pas eue et que la lecture les aiderait à se fabriquer. À l'abri, pour de rire. Une enfance dont on pourrait se vêtir et se dévêtir, quand ça nous chante ou déchante... Cette poésie-
Tiens, je m'échauffe. J'en suis tout moite dans le dos...
Voilà ! Un peu de ce que je ne voulais pas passer sous silence après ton cadeau.
Je pense à une formule de politesse que ma mère utilisait pour terminer ses lettres (c'est le dos moite et le mouchoir qu'elle y glissait qui me ramène à elle.) Elle écrivait: « Je ne vois plus rien d'intéressant à vous dire pour aujourd'hui et je vous quitte en vous embrassant bien fort. »
Ce « pour aujourd'hui » qui laissait la communication ouverte, tiède sur un coin du fourneau, toute prête à réchauffer. Comme on laisse son tricot parce qu'il est l'heure d'aller soigner les bêtes et qu'on le retrouvera quand on aura fini à l'écurie...
Je te quitte donc… pour aujourd'hui et je t'embrasse. Bien fort.
Jacques
P.S. Si, encore. Mon éditeur de Besançon est ravi de ta préface. Il m'a dit: « C'est une vraie préface qu'il a écrite. Pas un petit texte de circonstance. »
DANS LA LUMIERE DU JARDIN a été publié en 1994. Il a obtenu le prix du livre Comtois en 1995.
Plus tard, j’ai écrit une suite, consacrée à mon année de 6è, au lycée Rouget-
LES HIVERS RIGOUREUX PREPARENT MIEUX LE PRINTEMPS parue en 2003, toujours aux éditions Cêtre, à Besançon.
Ces échanges ne constituent en aucune façon un apport au domaine de la littérature qui m’est totalement étranger. Ils sont un simple bouquet déposé sur la tombe d’un ami, en cette période de Toussaint 2013, une lueur comme il en brûle en chacun d’entre nous.
Cette lueur assure notre verticalité et nous dirige dans nos pénombres. Elle nourrit notre résistance à l’ogre perclus d’arrogance, d’abus de pouvoir et de corruption qui entraîne, à force de lâcheté, nos sociétés vers l’abîme.
Pareils au colibri de la forêt amazonienne, puissions-
JC