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Maj le 23/12/2022
J’avais eu la chance de percevoir et de comprendre cette symbolique foisonnante. Qui m’avait aidé ? La Mésopotamie, totalement inconnue au commencement de mon travail, m’était devenue familière. Une familiarité de sentiments, de sensualité, comme si la concentration de longue haleine avait ranimé en moi un vieux fond de connaissances, d’expériences, de problématiques, enfouies dans l’argile de ma mémoire. Les chemins de l’écriture sont déroutants. J’ai souvent l’impression que je ne m’y aventure pas seul, mais accompagné. Des présences bienveillantes se tiennent à mes côtés, que je suis incapable de cerner, mais sur lesquelles je sais pouvoir compter. Elles me guident, m’apaisent, me font prendre patience…
Cette vision de L’Épopée, que j’élaborais pas à pas, au fil de mes lectures, de mes notes, je me sentais tenu de la déployer, comme investi d’une responsabilité que je ne pouvais pas refuser.
J’ai commencé ce travail sur Gilgamesh, immédiatement après avoir fini de récrire Sindbad le marin. Je devais donc produire un roman pour la jeunesse. Et ma volonté d’éclaircir, d’élucider, de rendre accessible était intimement liée à la nature de ce projet. L’obligation d’être compris de jeunes lecteurs, de mettre cette œuvre à leur disposition sans la trahir, sans la résumer, sans en esquiver la violence des passions, m’obligeait à comprendre avec toujours plus de précision et de rigueur, les ressorts cachés du poème, afin de mieux les dérouler. C’est donc en pensant à des jeunes que j’ai cherché à élucider le renoncement d’Enkidu, le sens de la mission d’Uta-
5 Établissement qui, jadis, formait des instituteurs, transformé en IUFM, puis en INSPE (Institut National Supérieur du Professorat et de l’Éducation).
6 Le premier roi du monde, l’épopée de Gilgamesh, Hachette, livre de poche jeunesse, 2004.
7 Les Antigones, Gallimard, 1986 pour la version française.
Pages… 1 ~ 2
Ma tentative fut un échec, mais elle me donna l’occasion de rencontrer M. Bottéro.
Une prof d’École normale 5, à l’occasion d’un travail avec ses étudiants, m’avait parlé de lui. Elle avait eu l’occasion de l’apprécier au cours d’un projet sur la naissance de l’écriture, où il avait accepté d’animer des ateliers d’épigraphie avec des élèves d’école élémentaire.
J’étais étonné qu’un tel érudit accepte de travailler avec des enfants. Sachant que je piochais Gilgamesh, mon interlocutrice m’avait donné ses coordonnées, ajoutant :
— Je suis sûre qu’il accepterait de te recevoir. C’est un homme bienveillant
Bienveillant, le seul mot qui pouvait me mettre en confiance. Qu’est-
Je notai le renseignement, à tout hasard, certain que je ne m’en servirais jamais. Jean Bottéro, en effet, m’impressionnait. Il était mon interlocuteur quotidien, ma référence à travers ses livres, ses études, ses articles ; celui à qui je donnais le dernier mot, lorsque j’hésitais à trancher entre les interprétations des assyriologues et des archéologues qui nourrissaient mes recherches. Bref, ma statue du Commandeur.
À la fin de mon travail, pourtant, apprivoisé par cette bienveillance à laquelle je songeais de temps à autre, je pris la liberté de lui envoyer un exemplaire de mon texte, accompagné d’une longue lettre dans laquelle je lui expliquais ma démarche.
Il me répondit. Son courrier me parvint une semaine, jour pour jour, après l’envoi du mien. Je n’en revenais pas. J’ouvris donc sa lettre, mais avec appréhension, loin de me douter de son contenu. Elle était brève, une demi page – ses lettres étaient toujours écrites sur ce calibre. Il avait lu mon texte, déjà, et l’avait apprécié, m’écrivant notamment : « Pour parler familièrement, vous avez vraiment pigé cette vieille histoire, en la rendant plus claire et plus complète et en lui donnant toute sa portée, d’ordre, disons métaphysique. Les assyriologues, myopes et dévorés de scrupules par nature, par bémol et par bécarre, fronceraient parfois les sourcils, mais moi, pas. L’auteur de l’Épopée l’aurait, de nos jours, écrite comme vous, et vous l’avez écrite à sa place. »
Alors, je me suis assis et j’ai relu ces mots quatre ou cinq fois pour retrouver mon calme.
A cette époque, j’avais décidé de tout recommencer. Mon éditrice d’alors, qui m’avait commandé ce travail chez Hachette, m’avait déjà fait savoir qu’elle ne pourrait pas le publier. Selon elle, j’étais sorti du cadre jeunesse. Je voyais mal en quoi, mais j’acceptai (aujourd’hui, je sais qu’elle avait raison). En outre, elle avait formulé quelques remarques que je partageais, sur des aspects qui demandaient à être développés et cela m’avait convaincu de reprendre l’ensemble de mon texte.
Monsieur Bottéro accepta de me recevoir. Au terme de ma première visite, il me dit en désignant les étagères chargées de livres, qui tapissaient les murs de son bureau :
— Si quelque chose vous intéresse, servez vous. Prenez ce que vous voulez.
J’étais bien incapable de choisir. C’est lui qui fit la sélection et je repartis les bras chargés d’une documentation inestimable, que je dévorai en prenant force notes… que je n’utilisai jamais.
En effet, après le temps de la documentation, vient le temps de l’écriture, de la confiance en soi. Se jeter dans le vide avec la certitude que nos ailes vont s’ouvrir. L’élan, peut-
Il est facile de caviarder un récit avec des pages de documentation que l’on adapte habilement. Cela peut nous faire passer pour cultivé, mais on trahit le rythme du récit, on abandonne les personnages, on dilue l’intensité. Je ne savais pas très bien quel genre de roman j’écrivais. Pour adultes, sans doute, mais par élimination puisque les portes de mon éditeur pour la jeunesse s’étaient refermées. Je restais, comme dans mes précédentes versions, attentif aux personnages, intériorisant leurs sentiments, puisant en moi la matière de vie qui les faisait agir. La documentation de monsieur Bottéro ne m’était plus indispensable. Il m’avait donné bien davantage : sa confiance.
Il lut la dernière version de mon roman et accepta de le préfacer.
Retour à la jeunesse
Je croyais en avoir terminé avec Gilgamesh. Je me trompais. Des années plus tard, une amie perdue de vue (Charlotte Ruffault), arrivée chez Hachette, me proposa de tirer de mon livre pour adultes, une version pour la jeunesse. Je commençai par refuser. Je pensais n’avoir plus rien à dire de Gilgamesh, la source était tarie et le besoin satisfait. En réalité j’avais peur. Peur de mon échec ancien, peur d’échouer à nouveau.
Ma femme m’avait dit : « Il faut que tu récrives comme s’il s’agissait d’un conte. » Je ne voyais pas comment m’y prendre et c’est ma chienne, le lendemain, qui m’ouvrit la voie. Nous marchions dans les champs, comme chaque matin. C’était juin avec sa rosée, les parfums sucrés des robiniers. Nous longions un champ d’orge qui mûrissait. Je m’arrêtai pour contempler la plaine immobile. La Mésopotamie était là, tapie dans la céréale. Elle m’attendait pour surgir, et, à l’horizon, se profilaient déjà deux silhouettes de géants qui approchaient en riant : Gilgamesh et Enkidu. Ils allaient, de ce pas décidé que je leur connaissais, avec l’entrain qui les avait portés à conquérir la Forêt des Cèdres, à vaincre le Taureau Céleste. Des fous admirables. Ils venaient me chercher. Ma chienne était inquiète. Elle sentait leurs présences brasser le ciel et, pour la rassurer, je lui parlai de mes amis, lui expliquant qui ils étaient, les exploits qu’ils avaient accomplis... Puis, entraîné par l’affection que je leur vouais, je commençai à m’animer :
— Asseyons-
Ma chienne buvait mes paroles, en inclinant la tête. Grâce à elle, j’avais trouvé le ton qui m’avait fait défaut, dix ans auparavant.
J’ai donc écrit cette nouvelle version 6, sans trop savoir sur le moment, pourquoi elle s’adressait plus que l’autre à la jeunesse.
Dans Le roman de Gilgamesh, je n’avais pas atténué la violence de l’œuvre, sa sensualité, son érotisme, qui accompagnent de bout en bout la longue quête humaine du héros principal. Ces aspects ne sont pas absents du Premier roi du monde, loin de là. Ils sont seulement tamisés.
Réflexion faite, il me semble avoir eu besoin de la première étape pour être en mesure de parcourir la seconde. Comme si, une fois apaisé d’avoir développé une expression vigoureuse, de m’être donné la preuve que j’en étais capable, j’avais pu ensuite la suggérer. Filtrer, décanter… L’écriture du Premier roi du monde était une sorte de distillation.
Je ne m’attarderai pas sur le second reproche, annoncé au début de ce développement, qui prétend que récrire ne permet pas de créer une œuvre personnelle. Ces pages démontent amplement le contraire. Mais avant de clore ce chapitre, je m’attarderai par quelques exemples sur cette augmentation, qui amplifie les œuvres d’auteur en auteur, au fil des siècles, en m’appuyant sur des textes que j’ai récrits.
Gilgamesh, d’abord.
Les premières tablettes (on en dénombre 5 à ce jour) racontant en des textes brefs les prouesses de ce personnage auraient été écrites dans la période – 2300 / -
Le conte de Tristan et Iseut poursuivit un cheminement semblable. Récit oral, chanté par les bardes irlandais, il se fixa dans le conte de Dermott et Grania, qui figure parmi les Contes Ossianiques, pour surgir, porté par la mystérieuse énergie insaisissable du patrimoine indo-
En ce qui concerne l’Antigone de Sophocle, dont les premières traductions remontent au 16è siècle, je me contenterai de rapporter que George Steiner, dans son livre Les Antigones 7, dénombrait déjà, au moment où il l’écrivait, plus de deux cents versions.
Faut-
Et les peintres, qui installent leurs chevalets devant la réalité pour nous l’offrir transformée, amplifiée par leur vision ? Et les photographes dont le regard capture les frémissements de la vie, et les cinéastes qui s’appliquent à « récrire » des livres que parfois ils subliment.
Faut-
N’en déplaise à ma contradictrice de Nantes j’ai récrit deux versions de l’Épopée de Gilgamesh, Tristan et Iseut, Antigone, trois grands mythes de Création du monde (ceux de Babylone, de la Bible, du Coran), les mythes d’Héraclès et de Prométhée, une centaine de contes populaires, animé par des principes fondamentaux de recherche, de création et de transmission, afin de mettre à la disposition des lecteurs, ces joyaux de la littérature. Une manière personnelle de vulgarisation, qui nous introduit au cœur même de la problématique posée par la littérature pour la jeunesse, comme un défi permanent à relever.
Jacques Cassabois
2008 et 2021
Jean Bottéro