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Maj le 13/10/2022
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Quand Sindbad voit Hindbad pour la première fois, recroquevillé sur sa colère et sa rancœur (je l’ai précisé plus haut), il comprend immédiatement qui il est et qui il peut devenir… à condition qu’il s’en donne les moyens. C’est ainsi que, non seulement il ne le punit pas d’avoir médit, mais il lui tend une perche. Il lui raconte ses voyages et les risques encourus, espérant le faire réfléchir.
Certes, chacun sait que l’expérience est une lanterne qui se porte dans le dos et qui éclaire le chemin parcouru, mais Sindbad relève un défi : éveiller son semblable, l’aider à quitter une colère improductive pour qu’il devienne enfin porteur… de lui-
C’est donc un enseignement que Sindbad prétend administrer à son invité ; un enseignement qui doit être suivi dans son intégralité pour avoir des chances de produire du fruit.
C’est pourquoi, lorsqu’il a terminé la narration de son premier voyage, Sindbad lance un appât à Hindbad. Il lui offre cent dinars en pièces d’or — un trésor pour le pauvre qu’il est —, en lui disant : « Reviens demain, tu en auras autant ! »
D’ordinaire c’est le spectateur qui paie sa place. Ici, c’est l’acteur.
Lors de mes premières lectures du conte, cette anomalie, dont je n’ai pas perçu le sens immédiatement, m’a intrigué. Je me suis alors souvenu du livre de Alexander Neill, Libres enfants de Summer Hill, dans lequel l’auteur raconte que, pour favoriser la prise de conscience d’un enfant rebelle, il lui donnait un pièce chaque fois qu’il avait un comportement de refus. Il ne le récompensait pas. Il marquait l’acte d’une pierre blanche, pratiquant de la même manière que Sindbad.
— Je te paie pour t’intriguer, lui disait-
Ce don de Sindbad à son auditeur ne relève pas de la générosité. C’est l’élément d’un dispositif pédagogique.
Hindbad, bien sûr, ne tarde pas à comprendre. Il s’éveille et, de ronchon qu’il était au début du conte, il devient rapidement, dans ma version, un élève assidu, auquel le maître peut dire, une fois son enseignement terminé :
Fais-
ill. Christophe Rouil
Les lecteurs l’auront constaté, le premier chapitre de mon Sindbad — je m’autorise à dire mon — est écrit au passé, alors que le dernier se développe au présent de l’indicatif. Il ne s’agit pas d’un caprice, mais d’une décision réfléchie destinée à souligner la métamorphose de Sindbad et à l’accompagner.
En effet, lorsqu’au terme de son septième voyage, Sindbad retrouve Bagdad, il n’est plus le même homme. Il a accompli la mutation promise à celui qui a intériorisé la force du sept. Somme du quatre — le carré, la matière —, qui représente la terre, et du trois — le triangle, l’esprit — qui représente le ciel. Sindbad a donc intégré la totalité de l’univers. Sa capacité de perception s’est dilatée. Il voit le monde, la vie, les hommes comme jamais auparavant. Il a acquis une vision multidimensionnelle qui lui permet de discerner chaque être dans une globalité qui intègre la connaissance de tous ses itinéraires passés, le cheminement de ses espérances, sans cesse affirmées, sans cesse retravaillées, ses enthousiasmes comme ses désespoirs amers, la pesanteur qui le cloue, l’ardeur qui le propulse et l’horizon de feu ou de suie qui l’attend.
Sindbad englobe le monde dans cette même vision. Il est devenu présent à chaque respiration. L’instant dans lequel il vit est un présent qui s’étire à l’infini. Il est une manifestation de ce fameux « instant présent » dont sont épris les chercheurs de sagesse quotidienne, qui l’ont appris des maîtres bouddhistes. Que le sens de cette expression se soit abâtardi au point de signifier « empiffrons-
Sindbad, quand il retrouve sa ville à la toute fin de son périple, entend la même voix que Gilgamesh, contemplant Uruk, au retour du pays de la Vie-
« La force qui te mène est une force sûre. Dénoue la crispation de tes épaules, défais l'écheveau de ton ventre et laisse-
Offre-
Tout ton travail est là, Gilgamesh : t'offrir, lui ouvrir les passages, te désencombrer toujours, de tes refus et de tes illusions.
Ecoute-
Ecoute aussi dans le chagrin. C'est elle, cette lourdeur qui apaise.
Apprends à la reconnaître.
Elle est puissante, mais docile. Redoutable dans la docilité. Tu la sollicites : elle vient. Tu la repousses : elle s'efface. Tu l'oublies : elle se terre.
Elle ne fera rien, jamais, que tu ne veuilles.
Quand tu l'auras appelée, non de cet appel qui fait chevroter les lèvres, mais de ce désir profond qui précède le langage ;
quand elle t'aura saisi,
alors, elle t'ouvrira la porte des étoiles pour que tu les contemples.
Et tu verras...
Toutes choses posées devant toi, comme mets sur la table d'un festin, offertes sans obstacle, pour que tu t'en nourrisses.
Tu verras sourdre l'eau première du monde et les réseaux de vie qui s'en écoulent.
Tu verras la matrice du silence à l'ouvrage, d'où naissent toutes les voix.
Tu verras l'infini des temps. Le présent et ses frontières incandescentes. Le présent qui roule, et sa lisière de passé qui se consume, et son avant-
Tu verras la vie et la mort, inséparables dans l'instant. »
(in Le roman de Gilgamesh, Jacques Cassabois, p.238.239, Albin Michel 1998)
C’est pour toutes ces raisons que j’aime le présent de l’indicatif.
Le présent est l’incarnation de la fraîcheur, de la jeunesse, de la vivacité. C’est un printemps, généreux comme le sont les torrents à la fonte des neiges. Acide, surprenant, brutal parfois de trop de vigueur. C’est un gamin espiègle et surdoué qui ne sent pas sa force. Son haleine embaume la jonquille, son rire sent l’écorce fraîche et l’aubier neuf.
Le présent de l’indicatif est exigeant. Impossible de transposer au présent un texte écrit au passé, en se contentant de modifier le temps des verbes. Il faut le récrire entièrement, sinon il boite, cahote, brinqueballe. Le présent impose sa marque, réclame un rythme particulier, un phrasé, des mots adéquats, taillés pour façonner la cadence de la nouvelle pulsation de la phrase.
Il ne tolère ni les digressions, ni les bavardages savantasses. Il ne s’attarde pas. Il bouscule, pousse à la brièveté, convoque l’élégance et la joie. Il est pareil au miel de tilleul. Lorsqu’on l’a goûté une fois, on ne peut plus s’en passer.
Le printemps, par Jósef Wilkoń
In Les quatre fils de la terre -
Ed. La Farandole 1991
Totem de l'album -
9 -
Jacques Cassabois
Février 2021
« — Je t’ai porté pendant ces sept journées et aujourd’hui, te voici prêt. Prêt à cesser d’aller la tête basse, aveuglé par la poussière du sol. Prêt à regarder le monde autour de toi. Change de métier, Hindbad mon frère […] N’hésite plus, embarque à ton tour pour les sept voyages de ta vie. 9 » (Sindbad le marin, JC, p. 212)
Je crie, je m'agite. On m'aperçoit, on m'envoie chercher… p.132
ill Jules Pelcoq